Qui dit mieux? Coup de marteau. Adjugé!

Le public est moins nombreux qu’auparavant aux ventes publiques. Mais la valse des enchères n’en reste pas moins passionnante

Par Jean-Claude Vantroyen
Publié le 18/10/2022

C’est dans La mort aux trousses, d’Alfred Hitchcock, sorti en 1959. Cary Grant est pris par des espions pour quelqu’un d’autre et il est poursuivi de péripétie en péripétie jusque dans une salle de ventes. Où le méchant James Mason caresse le cou de sa maîtresse Eva Marie Saint comme on cajole un chien ou un objet. Dans cette salle archibondée, avide d’acquérir un tableau ou un meuble de prix, Cary Grant enflamme les enchères jusqu’à la folie et jusqu’à se faire expulser par la police, ouf, il aura échappé au sbire de James Mason, un Martin Landau au regard tueur.

Ce n’est pas le seul film où une salle de ventes offre un décor particulier à l’aventure. Celle où James Bond (enfin, Roger Moore) et Louis Jordan s’affrontent pour un œuf de Fabergé (c’est dans Octopussy). Celle où se rejoignent Steve McQueen, Faye Dunaway et des tableaux, dans L’Affaire Thomas Crown. Et aussi dans L’ami américain de Wim Wenders avec Bruno Ganz et Dennis Hopper. Ou même dans Les choses de la vie, où le regard de Michel Piccoli, qui vient de relancer à 1.800 francs, croise les yeux brûlants de Romy Schneider.

Oui, le cinéma a bien utilisé ce décor étrange, un peu mystérieux parce qu’on ne le connaît que peu, beau parce qu’on y présente ces sublimes choses que sont les œuvres d‘art, et sulfureux parce qu’on s’y affronte à coups de milliers de dollars pour les acquérir. Restons cependant sur la terre ferme. Aujourd’hui, les ventes aux enchères sont bien moins pourvues en clientèle présente. On continue à surenchérir, certes, mais à coups de téléphone et, surtout, via internet.


Les salles de vente belges, en général, ne font plus recette en présentiel, comme on dit depuis le covid. C’est d’ailleurs cette pandémie et le confinement qui en a résulté, qui a quasiment mis fin à l’affluence lors des ventes. La semaine dernière, chez Damien Voglaire et chez Arenberg Auctions, à Bruxelles, seuls quelques clients étaient venus en personne. Par contre, les lignes téléphoniques et les relations numériques marchaient à fond.

Ce n’est sans doute pas tout à fait la même situation lors des ventes extraordinaires des grrrrrrandes maisons comme Christie’s, Sotheby’s et d’autres, quand on met en vente un Klimt, un Picasso, un Van Gogh ou un Velasquez et quand les sommes atteignent des millions d’euros. Mais là aussi, c’est sûr, le portable et l’écran sont les meilleurs amis de la maison de vente. Et puis, chez eux comme à Bruxelles, la valse des enchères reste la même et c’est le même claquement du marteau du commissaire-priseur qui sanctionne le mot « adjugé ». Et ce cinéma-là reste envoûtant.

Le mauvais usage de la saignée
Il est 13 h, ce vendredi, chez Damien Voglaire, à Saint-Gilles. Une trentaine de chaises s’offrent aux visiteurs. Seules une poignée sont occupées. Le personnel est plus nombreux que la clientèle. Sur le côté, des tables accueillent avec des employés, l’oreille pressée contre le téléphone ou l’œil rivé à l’écran d’un ordinateur. Surélevée, une estrade, où le commissaire-priseur, une femme en l’occurrence, a pris place, flanquée de deux adjoints, pour noter les coordonnées des acheteurs, identifiés par un numéro. Aux murs, des gravures, des tableaux, des dessins, sur les étagères de la grande bibliothèque des tas de livres, tous mis en vente. Sur le grand écran, l’objet qui est proposé aux enchères.

« Depuis le confinement, les clients viennent moins aux ventes publiques », confesse Damien Voglaire. « Ils ont en quelque sorte appris à le faire via l’internet, bien obligés pendant la crise sanitaire, et ils continuent parce qu’ils ont trouvé ça satisfaisant. Cette vente est la première vente publique que nous organisons depuis le confinement. Les gens ne viennent plus vraiment. Auparavant, toutes les chaises étaient occupées, quelque quarante personnes étaient présentes. »

Aujourd’hui, les enchères se font surtout via Drouot. La maison de ventes parisienne offre en effet ses services, rémunérés bien entendu, aux maisons d’enchères (mais Voglaire ne rabat pas cette quote-part sur le client, alors que la plupart des autres le font, à 1 ou 2 % du prix de vente) : tout le trafic internet passe par leur application. D’ailleurs le commissaire-priseur annonce bien : « J’ai 2.600 euros chez Drouot, qui monte à 2.700 au téléphone ou dans la salle ? » Ce vendredi-là comme le samedi, personne n’a acheté dans la salle. Mais chez Drouot ou au téléphone, ça marche plutôt bien. Et des acheteurs se battent pour une œuvre.

Dès le lot nº6, c’est la bagarre. C’est un livre de médecine de 1550, dans lequel Jean Fernel dénonce le mauvais usage de la saignée par les médecins de son époque. Mise à prix : 300 euros. Et puis ça grimpe : 475, 575, 600, 625, 700, 800, 900, 950. « 950 au téléphone, qui dit mieux chez Drouot ? » Il y a quelqu’un : 1.000, 1.100, 1.200 pour en arriver à 1.700. « 1.700 chez Drouot, 1.800 ? Personne à 1.800 ? Adjugé à 1.700 ! » Et le marteau s’abat. Plus de trois fois son estimation ! C’est le client qui est saigné !

Le lot 408, lui, un ensemble de photos et de textes au sujet de la Messe pour le temps présent de Béjart, estimé 300 euros, est parti à 2.600. Un album de photos d’Helmut Newton, estimé 100 euros, est emporté à 550. Mais certains lots, aussi, sont retirés de la vente, personne ne voulant les acquérir au prix plancher.

Sanchez de la Brozas
Pas très loin de là, l’ambiance est la même ce même vendredi chez Arenberg Auctions, à Bruxelles. Là aussi, pas mal d’employés au téléphone et devant leur écran pour une poignée de chaises occupées. Il y en aura davantage le samedi. Là aussi, les enchères volent, en deux langues ici. Les employés sont attentifs, répètent ce que leurs interlocuteurs leur disent ou ce qu’ils voient sur leurs écrans.
Un atlas de la Belgique de 1613, de Lodovico Guicciardini, est parti de 1.000 euros pour en atteindre 2.400. Un atlas de la Zélande daté 1696, de Mattheus Smallegange, est parti de 1.200 euros pour culminer à 2.800. Chez Arenberg, les atlas se sont bien vendus. Voyez ceux d’Ortelius (1598, estimé 5.000, vendue 12.000) ou de Blaeu (1645, estimé 12.000, vendu 16.000).

Chez Voglaire, ce sont les cartons d’invitation aux expos de Marcel Broodthaers et d’autres papiers qui le concernent qui ont, le samedi, de beaucoup dépassé leur valeur initiale, souvent doublée, voire triplée. Ou plus. Un carton pour une cérémonie de 1969 est ainsi passé de 50 à 325 euros. Un autre de 1975 de 50 à 350 euros. Une photo de l’artiste de 100 à 650 euros. Un dossier « Je/Nous. Ik/Wij. Salto/Arte », estimé 100 euros, s’est envolé à 2.700. Broodthaers, c’est un artiste qui marche.Chez Arenberg, le même samedi, la salle participait activement à la vente. Renchérissant régulièrement. C’est même un « présentiel » qui a emporté une collection de textes humanistes de 1518, dont du Erasme : estimée 1.500, enlevée à 4.000 euros. Une bataille navale attribuée à Johan Twenger, de 1561, estimée 400 euros, en a atteint 3.600. Mais le bond le plus spectaculaire est sans doute celui du lot 1058 d’Arenberg. Cette première édition en 1581 du Quod nihil scitur du philosophe espagnol Sanchez de las Brozas était estimée de 800 à 1.200 euros : elle est partie à 12.000 euros ; dix fois son estimation haute ! Qui dit mieux ?